Carlos Kaiser, le footballeur qui n’avait jamais touché de ballon | OneFootball

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Le Corner

·23 février 2020

Carlos Kaiser, le footballeur qui n’avait jamais touché de ballon

Image de l'article :Carlos Kaiser, le footballeur qui n’avait jamais touché de ballon

Quiconque aime le foot a, forcément, rêvé d’être un joueur footballeur, de jouer dans de grands matchs, de gagner des titres… Au Brésil, pays du football-roi, Carlos Henrique Raposo, alias Carlos Kaiser n’a jamais rêvé de tout cela. S’il voulait être footballeur, c’était simplement pour être une vedette et plaire aux femmes. Problème : Kaiser n’aimait pas jouer au foot et n’avait quasiment aucun talent. Il a pourtant réussi à atteindre son objectif et signer des contrats dans les plus grands clubs brésiliens. Comment ? Avec de l’audace, beaucoup, et de la stratégie.

On a tous connu dans notre vie ce collègue qui enchaînait augmentations et promotions alors qu’il n’en fichait pas une au bureau mais qui réussissait sans arrêt à vendre son baratin avec son sourire colgate et un profil LinkedIn digne d’un ministre. On se dit évidemment tous que, dans un domaine où la compétence technique est aussi aisément quantifiable que le football, une carrière professionnelle bâtie sur ce schéma paraît hautement improbable. Certes, il est des éléments plus difficile à vérifier pour un profane comme la capacité à respecter un schéma tactique. Mais on ne peut supposer qu’un type qui tape invariablement ses penalties cinq mètres à côté de la cage ne puisse jamais signer un contrat pro, voire même jouer en amateur. Rêvant de devenir joueur pro pour la gloire et les femmes (surtout les femmes), Carlos Henrique Raposo alias Carlos Kaiser ou Kaiser savait évidemment tout cela. Dès lors, sa stratégie sera simple : devenir footballeur…sans jamais jouer au foot pour ne pas exposer ses manques techniques.


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Évidemment, cela paraît aberrant. Et pourtant… Avec ses mensonges éhontés et une stratégie de communication parfaite, Kaiser va réussir à signer des contrats pros du milieu des années 80 jusqu’à la fin des années 90. Quasiment sans jamais toucher un ballon. Mais avec quelques principes cardinaux :

Soigner les apparences.

Kaiser dit souvent que son surnom est dû à Beckenbauer. D’autres sources prétendent qu’il le doit à son embonpoint qui le faisait ressembler à une bouteille de Kaiser, une marque de bière brésilienne. On ne sait quelle version est la bonne mais toujours est-il que Kaiser a travaillé pour gommer son embonpoint et avoir l’air d’un footballeur pro. Footings et régimes destinés à mincir, qui lui provoquaient de monstrueuses fringales afin de ressembler à ceux qu’il prétendait égaler. Sans ça, rien n’aurait été possible. Un autre détail que Kaiser comprit très vite fût la nécessité de bien coller à la mode du moment pour avoir l’air d’un footballeur surtout aux yeux des femmes. Il prenait soin de ses cheveux, faisait en sorte de ressembler à des footballeurs en vogue, notamment Renato Gaucho, un célèbre ailier brésilien de l’époque dont il deviendra l’ami ensuite. Cette ressemblance physique lui permis aussi de faire une compilation de « ses » meilleurs buts sur VHS (en prenant notamment des buts de Renato Gaucho, mais aussi d’autres joueurs avec qui il avait une ressemblance physique) en tablant sur le fait que les caméras de TV ne zoomaient que très peu à l’époque.

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Savoir qui est le chef.

Kaiser intégra les équipes de jeunes de Botafogo aux alentours de ses onze ans. Vers ses seize ans, son meilleur ami dans l’équipe fût viré. Pour l’avoir reproché un peu trop ouvertement au président du club, il fût mis à la porte lui aussi en fin de saison. Cette mésaventure lui enseigna deux choses: d’abord il n’aimait pas jouer au foot plus que cela. La faiblesse de sa déception le surprit lui-même. Il réalisa que c’était seulement le statut social qui accompagnait le métier de footballeur qui l’intéressait. Mais surtout, il retint une leçon fondamentale pour la suite, dans un club pro, c’est toujours le président qui décide en dernier recours. Et c’est donc lui qu’il faut convaincre de vous signer ou de vous prolonger, au moins autant que l’entraîneur.

Entretenir son réseau

Aujourd’hui, quand un club veut recruter, la méthode est simple. On met sur le coup des agents et la cellule de recrutement du club, puis on leur donne les caractéristiques du joueur recherché et le budget que l’on souhaite y consacrer. Sans compter les diverses vidéos disponibles ou les sites de statistiques qui peuvent permettre d’affiner la recherche. Mais dans les années 80, pour recruter un joueur, c’était une autre paire de manches. Surtout que le championnat brésilien comptait 80 clubs de première division répartis dans plusieurs poules. Dès lors, comme dans n’importe quel secteur d’activité, le réseau était primordial. Kaiser le comprit très vite. Il commença par fréquenter les lieux où les footballeurs se réunissaient et à sympathiser avec eux. Utilisant notamment sa ressemblance avec Renato Gaucho, suffisante pour entretenir la confusion surtout dans la pénombre, il accédait aux carrés VIP des boîtes de nuit à la mode. De même que, le lundi, il passait son temps sur les plages où se réunissaient les joueurs pros brésiliens pour des parties de foot-volley qui leur servait à draguer et à évacuer les excès de la troisième mi-temps de la veille. Évidemment, sa technique lui interdisait toute possibilité d’intégrer une partie, surtout face à des joueurs de ce calibre, mais il copinait avec les joueurs qui savaient se souvenir de lui au moment venu et plaidaient sa cause avec les dirigeants. « Il amusait tout le monde. On l’aimait tellement qu’on jouait tous le jeu quand il nous racontait des histoires » dit ainsi Bebeto en riant. « Mais quand on apprenait qu’il avait signé un nouveau contrat on riait en se disant : Mais c’est pas possible, comment il a encore fait ? » Une autre manière qu’avait Kaiser de faire fructifier son réseau était d’éviter les ennuis aux joueurs en soirée. Ne buvant jamais d’alcool, mais seulement du coca light, et ne touchant pas à la drogue Kaiser avait le parfait profil du capitaine de soirée. Et s’il arrivait un problème, comme une bagarre en boîte de nuit, il prenait souvent sur lui pour éviter des ennuis au joueur concerné. De fait, les joueurs se sentaient souvent redevables.

Miser sur les blessures

Après son départ de Botafogo, Kaiser intégra les équipes de jeunes de Flamengo. La romance tourna court. Lors d’un match joué sans numéro sur les maillots, Kaiser fut expulsé à la place d’un de ses partenaires qui lui ressemblait sévèrement. Refusant de s’excuser auprès de ses entraîneurs pour une faute qu’il n’avait pas commis, il fût suspendu par ses dirigeants mais pût continuer à s’entraîner avec l’équipe jusqu’à la fin de la saison et faire le nombre sur quelques matchs amicaux. C’est lors de l’une de ses rencontres qu’il tapa, on ne sait trop comment, dans l’œil des dirigeants du club mexicain de Puebla qui lui firent signer son premier contrat pro. Et c’est à Puebla qu’il inaugura sa méthode de simulation des blessures musculaires. Lors de son premier entraînement, sur un ballon en profondeur, Kaiser trébucha et s’effondra en hurlant de douleur puis tapa le sol du poing, comme trépignant de rage. À l’époque, les IRM n’existaient quasiment pas. L’étendue d’une blessure musculaire ne se mesurait donc qu’aux sensations du joueur la plupart du temps. Surtout, les joueurs veulent tous jouer en général. Et ont donc tendance à cacher la véritable étendue de leur blessure. Les staffs médicaux sont donc, par principe, plus méfiants avec les joueurs qui disent que ça va mieux qu’avec ceux qui disent que ça ne s’améliore pas. Bains de glace, séances de kinésithérapie… rien n’y fit, Kaiser ne quitta jamais son bandage à la cuisse. « J’ai passé trois ans à les berner » dit-il d’ailleurs au sujet des dirigeants de Puebla. Il profita de ses « vacances » pour multiplier les allers-retours à Rio et utiliser avec la gente féminine son nouveau statut de footballeur expatrié à l’étranger, ce qui était d’ailleurs plutôt rare à l’époque.

Savoir faire son autopromotion

Dans un pays comme le Brésil où le football est une religion, un simulateur qui prétend être un footballeur pro peut vite être démasqué. Kaiser devait donc trouver le moyen de faire attester son statut de manière inattaquable. Or dans les années 80, les logiciels de retouche photos ainsi que les réseaux sociaux relevaient encore de la science-fiction. Le meilleur moyen était donc de faire en sorte que la presse parle de lui. Mais son absence de toute feuille de match l’excluait de fait des comptes-rendus. Or, à l’époque, les clubs n’avaient pas d’attachés de presse auquel les journalistes pouvaient s’adresser quand ils voulaient prendre rendez-vous avec un joueur. Kaiser exploita la faille et négocia donc pour des journalistes des interviews avec ses coéquipiers les plus prestigieux…en échange d’articles à son sujet ou d’interviews de lui. Par ailleurs, la précarité des journalistes lui facilita la tâche. Pigistes bossant pour plusieurs quotidiens différents, certains journalistes ne savaient jamais comment remplir les pages sport hors des jours de matchs et des lendemains. Sommés d’être toujours plus productifs, ce joueur qui les accueillait à bras ouverts et leur mâchait le travail était une aubaine. Martha Esteves, journaliste sportive ayant beaucoup travaillé pour TV Globo, comprend d’ailleurs que certains confrères se soient fait berner: « Il racontait les histoires comme personne et les gens le croyaient. Aujourd’hui, avec Google et YouTube, même un stagiaire ne goberait pas ses histoires. Mais à l’époque, les journalistes travaillaient pour plusieurs titres à la fois. Les salaires étaient minces et la vie difficile. » Mieux, il est arrivé à Kaiser de payer aux enfants vendant le journal dans la rue tous les exemplaires qu’ils avaient sur eux en leur demandant de le distribuer gratuitement aux femmes en bikini sur la plage. « Il leur disait: Vous allez leur distribuer et me montrer du doigt raconte son ancien coéquipier Renato Mendes Mota. Et vous préciserez bien que je suis Carlos Kaiser, le footballeur dont on parle dans le journal. »

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Savoir se sortir du pétrin

Évidemment, bâtir une vie sur le mensonge ne va pas sans vous attirer quelques ennuis qui peuvent vite virer au vaudeville. Mais Kaiser a démontré sa capacité à les éviter avec une certaine maestria. L’exemple le plus célèbre s’est produit lorsqu’il évoluait à Bangu, un club de la banlieue de Rio qui fut une fois finaliste du championnat du Brésil dans les années 80. Le président du club à l’époque, Castor de Andrade, était un mafieux notoire impliqué dans plusieurs affaires de meurtre. Mais surtout, il était le plus gros bicheiro de Rio. C’est à dire, le patron du jogo do bicho, un jeu illégal de loterie très populaire dans les favelas brésiliennes. Autant dire le genre de personnage avec qui il est fortement déconseillé de jouer au plus fin. Dès son arrivée au club, Kaiser avait fait son coup habituel de la blessure musculaire permanente. Son salaire correct lui permettait de vivre sa vie habituelle entre plages et discothèques à la seule condition de se présenter tous les jours à l’entraînement et aux soins des kinés pour faire illusion. Jusqu’au jour où, sur ordre de De Andrade, il fut aligné comme remplaçant sur une feuille de match. Épuisé de sa soirée en boîte de la veille il passa le début du match à somnoler sur le banc pendant que ses coéquipiers prenaient l’eau sur la pelouse. Quand Bangu fût mené 2-0, De Andrade imposa à l’entraîneur de faire rentrer Kaiser (supposé jouer avant-centre). Celui-ci partit à l’échauffement la mort dans l’âme, sa cervelle tournant à plein régime pour trouver un moyen d’échapper à une entrée en jeu qui aurait forcément dévoilé le pot aux roses. Il trottinait le long de la tribune des supporters les plus acharnés de Bangu quand l’un d’entre eux, en référence à sa tignasse, le traita de sale pédale. Kaiser comprit qu’il tenait sa chance de couper à son entrée en jeu, il escalada la grille de la tribune, sauta dans la foule et donna des pains dans tous les sens, déclenchant une monstrueuse bagarre qui fit interrompre le match. Quand il revint sur le terrain en crachant du sang après avoir pris quelques coups, il prit un rouge immédiat. Il fit évidement semblant de contester, mais il avait réussi, il ne jouerait pas. Restait la deuxième partie du problème à régler: affronter Castor de Andrade. Sur le chemin vers les vestiaires, ses coéquipiers lui dirent: « Tu vas te faire tuer mec. » Et certains ne parlaient pas seulement au sens figuré. Quand de Andrade entra dans le vestiaire de Bangu, le silence se fit. Il arriva droit sur Kaiser, l’œil mauvais, flanqué de ses gardes du corps. Celui-ci le devança et se leva: « Président, je sais que je n’aurais pas dû laisser tomber l’équipe. Mais ces mauvais supporters vous insultaient en tribunes et vous comptez tellement pour moi que je ne l’ai pas supporté. Je vais finir ma dernière semaine de contrat et puis m’en aller sans rien demander. » De Andrade prit une inspiration, mit la main sur l’épaule de Kaiser et éclata de rire. Puis, s’adressant à un de ses adjoints « Refais un contrat de six mois pour Kaiser et double son salaire. »

Écarter les récalcitrants

Si Kaiser a su s’attirer la sympathie de l’immense majorité de ses coéquipiers, il a aussi parfois fait grincer des dents. Comme dans tous les corps de métiers, celui qui profite du travail des autres sans rien faire peut être mal vu. Surtout s’il séduit plus de femmes que les autres, ce qui est fréquent chez Kaiser, ou qu’il gagne un meilleur salaire. L’exemple le plus connu demeure celui d’un certain Pedrinho, coéquipier éphémère lors d’un match amical de début de saison joué dans un petit stade avec des joueurs de divers clubs. C’était les seuls matchs que Kaiser aimait jouer. Pour deux raisons: il y avait souvent des spectatrices qu’on ne voyait pas le reste de l’année et aucune chaîne de télé n’était présente pour immortaliser ses « exploits » éventuels. Sa méthode en tant qu’avant-centre était simple. Faire des mauvais appels pour être sûr de ne jamais voir arriver de passe qui aurait immanquablement révélé ses lacunes techniques, et critiquer sans cesse le passeur en criant bien fort pour accréditer le fait qu’il était un vrai grand joueur aux yeux du public. La plupart des joueurs, pour qui les mensonges de Kaiser étaient un secret de polichinelle, riaient sous cape. Mais Pedrinho ne l’entendit pas de cette oreille. Meneur de jeu, et donc cible directe des rodomontades de Kaiser en tant que passeur, il voulait briller aussi. Et en plus, pour les mêmes raisons que Kaiser, plaire à une femme présente au match. Ulcéré de servir de cible à celui qu’il savait n’être qu’un imposteur, Pedrinho exclut Kaiser de l’équipe à la mi-temps. Furieux, Kaiser trouva comment se venger. Il monta en tribune, dragua la fille visée par Pedrinho, et reparti avec pendant que celui-ci bouillonnait sur le terrain puisque le match continuait. La nouvelle se propagea dans le tout rio footbalistique : on ne s’en prend pas à Carlos Kaiser.

Bande-annonce du documentaire Kaiser, the greatest footballer never to play football, du documentariste britannique Louis Myles

Et c’est en appliquant tous ces préceptes que Carlos Kaiser pût mener une carrière de joueur qui le fit passer par Puebla, Bangu, Ajaccio, Independiente (d’où il réussit tout de même à repartir avec une coupe intercontinentale en 1984)… Il demeure même l’un des rares joueurs de l’histoire à avoir réussi le grand chelem des quatre grands de Rio, à savoir, joueur pour Flamengo, Fluminense, Vasco de Gama et Botafogo.

Carlos Kaiser mit fin à sa « carrière » aux alentours de l’an 2000 et devint professeur de fitness avec quelques succès à la clé. Il tomba même amoureux et se maria, mais sa femme mourut d’une maladie foudroyante quelques années après.

C’est alors qu’au cours d’une banale conversation avec un journaliste, Fabinho, coéquipier de Kaiser pendant son (supposé) passage à Ajaccio, fit une révélation. Kaiser n’a en fait jamais mis les pieds en Corse. Et Alexandre Couto autre membre de l’effectif insulaire de l’époque de confirmer. Fabinho, ami de longue date de Kaiser lui avait offert une tenue de match complète ainsi qu’une licence vierge du club. Et Kaiser avait utilisé cela pour faire croire à son passage au Gazélec, accréditant ainsi aux yeux de divers présidents de clubs qu’il avait bien joué en Europe. Ce qui aurait du sonner le glas de la modeste célébrité de Kaiser, dont les méthodes peu orthodoxes pour convaincre les présidents de clubs avaient dépassé le stade de bruits de couloirs, devint en fait le début de sa gloire. Son histoire devint célèbre au-delà du microcosme du football brésilien et des dizaines de journalistes lui firent raconter les méthodes dont il avait usé tant d’années pour berner les dirigeants de clubs. Le documentariste britannique Louis Myles fit un film (primé, notamment, au festival de Tribeca) qui propagea l’histoire dans le monde entier, et le journaliste Rob Smyth écrivit un livre qui devint un best-seller. Mais cela pose un autre problème, pourra-t-on vraiment savoir un jour ce qui est vrai ou faux dans les boniments de Kaiser ? Au fond personne ne le saura jamais vraiment, sans doute. « Pour avoir fait tout ça, ce mec est un génie. Il faudrait étudier son cerveau comme celui d’Einstein. » dit même, sérieusement, Bebeto.

« Il vaut mieux rêver sa vie que la vivre, encore que la vivre soit aussi la rêver » a écrit Marcel Proust. Même si l’on ne saura sans doute jamais vraiment où s’arrête le rêve et où débute la vraie vie dans l’histoire de Kaiser, il restera toute une flopée d’anecdotes vérifiées* qui en font une belle histoire et nous rappellent ce que le foot doit continuer à susciter, du rêve et des émotions.

*Toutes celles de cet article sont attestées par plusieurs témoignages concordants, notamment dans le documentaire de Louis Myles.

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