Le Corner
·23 juillet 2020
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·23 juillet 2020
La popularité du football peut manifestement prendre sa source dans son caractère fédérateur. Des racines communes naissent, s’étendent jusqu’à atteindre le statut d’identité, de sentiment d’appartenance. Et parfois, cet ancrage commun est un moyen de s’affirmer loin de ses terres d’origine. Cette démonstration est d’autant plus vraie pour les immigrés palestiniens arrivés au Chili à la fin du XIXe siècle. Palestino, c’est l’histoire d’un club illustrant la construction et la sauvegarde d’une identité par le football.
Un siècle avant que El Tino-Tino ne glane son premier titre de champion de première division chilienne en 1955, « Palestino » n’évoquait que des marchands ambulants venus du Moyen Orient. Pourtant, à plus de 13 000 kilomètres de la Cordillère des Andes, un premier conflit va pousser les premiers Palestiniens à rejoindre les terres du « Nouveau Monde ». Faisant partie d’un Empire Ottoman en déclin qui voyait son autorité sapée par une Russie expansionniste, les Palestiniens (majoritairement orthodoxes) étaient également au milieu de tensions religieuses entre catholiques et orthodoxes pour le contrôle des lieux saints en Palestine. Pour étendre son influence, l’Empire russe utilise ce prétexte religieux et le motif de protection des populations orthodoxes mais est strictement débouté par des Ottomans soutenus par les puissances occidentales. Finalement, la guerre de Crimée éclate en octobre 1853 et oppose l’Empire russe à une coalition regroupant Ottomans, Français, Britanniques ainsi que le royaume de Sardaigne. Les combats de la première guerre « moderne », du fait de l’utilisation de nouvelles technologies (bateaux à vapeur, chemin de fer, télégraphe, …), s’achèvent en mars 1856 avec le traité de Paris. Les séquelles de conflit militaire ajoutées aux tensions religieuses et aux opportunités commerciale de l’Occident poussent donc les premiers Palestiniens à rejoindre l’Amérique latine. De fait, les marchands palestiniens (et autres populations intégrées à l’empire Ottoman) réfléchissant à étendre leurs activités en Europe se rendent compte de l’intérêt commercial des Etats Unis et du continent américain. Ils commencèrent donc à migrer pour assister aux Expositions universelles de 1876, 1893 et 1904, toutes sur le sol étasunien (Philadelphie, Chicago puis Saint Louis). Au fur et à mesure, certains de ces marchands se dirigèrent vers le Sud, et notamment le Chili. En Amérique latine, les Turcos (terme qui désignait les immigrés venus de l’empire Ottoman) étaient, à l’origine, majoritairement des colporteurs (marchands ambulants) mais devinrent rapidement propriétaires de magasins et certains d’entre-eux retournèrent même enrichis dans leur pays natal. Au milieu de toute cette vague d’immigration venue de l’Empire Ottoman, les Palestiniens n’étaient pas majoritaires. Ils décidèrent donc de s’éloigner des imposantes communautés libyennes et syriennes installées dans les grands ports de l’Atlantique (São Paulo, Buenos Aires) et traversèrent les Andes pour arriver dans des plus petits pays comme le Chili, le Pérou, la Bolivie ou l’Équateur. Mais l’évènement qui marque réellement un tournant dans l’immigration palestinienne au Chili et plus largement en Amérique latine est la révolution des Jeunes Turcs de juillet 1908. Alors que l’Empire Ottoman est dirigé par le sultan Abdülhamid II, le parti moderniste et réformateur des Jeunes-Turcs mène un soulèvement contre la monarchie constitutionnelle qui aboutit par la capitulation d’Abdülhamid II le 24 juillet 1908 et le début (jusqu’en avril 1909) de la deuxième ère constitutionnelle ottomane. Suite à cet évènement, une nouvelle loi régissant la conscription fut adoptée, rendant le service militaire obligatoire pour les hommes âgés entre 20 et 40 ans. Les familles chrétiennes ne voulant pas que leurs enfants servent de chair à canon, elles commencèrent à envoyer leurs fils dans leurs familles installées en Amérique Latine. Et dans un contexte économique décadent en Palestine, beaucoup furent convaincus de la nécessité de partir pour le « Nouveau Monde ». De nombreux palestiniens suivirent donc le même chemin que les « pionniers », venus faire du commerce en Amérique du Sud quelques années plus tôt. Des familles entières traversèrent l’Atlantique et une forte communauté palestinienne s’établit dans les années 1920 et n’a fait que s’étendre depuis, au rythme des conflits. Traditionnellement, c’est dans la commune (division administrative) de Recoleta, à Santiago du Chili, et plus précisément dans le Barrio Patronato que l’on retrouve la diaspora palestinienne installée au Chili. Dans un entretien pour RFI, le maire de Recoleta, Daniel Jadue, petit-fils d’immigrant palestinien, détaille les conditions dans lesquels ses aïeux se sont installés. « Recoleta accueillait tout ce que la ville ne voulait pas voir, les marchés, les prostituées, les centres d’accueil. Les prix n’y étaient pas chers et les premiers Palestiniens se sont installés là pour faire du commerce. » À leur arrivée, ils étaient considérés comme des immigrés de « seconde classe », régulièrement confrontés à la xénophobie et relégués à une activité économique méprisée par l’aristocratie locale : le commerce ambulant. Cependant, ce sont précisément ces affaires, et surtout leur installation dans des établissements fixes, qui ont permis à la communauté palestinienne de s’installer durablement au sein de la classe moyenne chilienne. Omniprésents dans l’industrie textile et les entreprises de construction, les Palestiniens restaient cependant très renfermés autour de leur communauté. À tel point que jusque dans les années 30, 90% des mariages dans la communauté palestinienne relevaient de l’endogamie (une union avec un partenaire de la même diaspora). Composée à 90% de chrétiens orthodoxes, les estimations ne sont pas très précises mais font état d’un total dépassant les 500 000 personnes nées en Palestine, enfants ou petits-enfants de Palestiniens.
Facilitée par la chrétienté de la plupart des Palestiniens arrivés au Chili, l’intégration s’est en partie faite par la création d’un club de football directement liée à cette diaspora, le Club Deportivo Palestino. Plusieurs versions se contredisent sur l’année de création exacte. Celle qu’on retrouve le plus remonte au 20 août 1920 mais en mars 1916, un Club Sportivo Palestina voit le jour. Et certains de ses membres fondateurs sont également de la partie en 1920. Alors, 1916 ou 1920 ? C’est un peu flou, mais toujours est-il que son entrée dans le professionnalisme fut étonnante. Avant de pouvoir intégrer l’élite du football chilien, Palestino fait ses premiers pas dans le monde amateur avec une équipe exclusivement composée de joueurs d’origine arabe. La transition intervient en janvier 1950, à l’occasion des Olympiades arabes d’Osorno. Au milieu des Syriens, Libyens, Jordaniens ou Turques, les Palestiniens du Tino-Tino sortent vainqueurs. Après plus de 30 ans d’amateurisme, le CD Palestino passe au niveau supérieur et intègre la Segunda Division en 1952. Et le moins que l’on puisse dire c’est que leur ascension sera aussi fulgurante qu’éphémère.
En plus d’être champion pour leur première chez les pros, Palestino décide de revoir sa politique sportive afin d’étendre ses possibilités de recrutement. Plus besoin de faire partie de la communauté arabe pour défendre les couleurs du Tino, désormais le club veut attirer de grands noms et sort les grands moyens. À tel point que Palestino sera également appelé le Millonario. Et avec la montée arrive la première « icône ». Roberto Emilio Coll Marengo, ou Roberto Coll, rejoint le CD Palestino en 1953 après un passage au Deportivo Cali. Attaquant relégué au second plan lorsqu’il était à River Plate (bloqué par une ligne d’attaque légendaire surnommée La Máquina), Coll va revêtir le costume du leader de los Arabes et les trois ans de contrat qu’il devait honorer se transformèrent en 15 saisons. Deux ans après son arrivée et sous les ordres d’Antonio Ciraolo, Roberto Coll mène Palestino au sacre national. C’est donc en 1955 que le Club Deportivo Palestino obtient son deuxième titre de champion, mais cette fois-ci, au plus haut rang du football chilien. S’il est majeur, ce titre ne marque pas le début d’une génération dorée. Le Tino se stabilise dans l’élite du football chilien jusqu’à redescendre, en 1970. Mais peu importe, entre-temps, Palestino était devenu « la référence footballistique de toute la Palestine, pour ceux de la diaspora et ceux de Palestine », expliquait Alex Montero, l’attaché de presse de l’ambassade palestinienne à Bogota, en 2019 pour El Tiempo.
Retour dans les années 1970 chiliennes où Palestino, déclassé depuis deux ans en Segunda Division, obtient un ticket pour la montée à l’issue de la saison 1971-72. Comme vingt ans plus tôt, los Arabes font leur retour dans l’élite en remportant le titre de seconde divison, mettant magnifiquement un terme à une saison de « mardis de Palestino à Santa Laura ». De fait, l’année de la remontée est aussi marquée par une habitude bien spécifique au Tino. Le club commence à jouer le mardi à l’Estadio Santa Laura et cela détonne tellement avec le reste des formations de l’époque, plutôt habituées à jouer les week-ends, que la population en fait une sorte de rite. Quoi de mieux qu’un détail de plus pour construire l’identité du club à l’aube de la période la plus prolifique de son histoire. Et encore une fois, succès rime avec arrivée. En 1974, c’est celle Caupolicán Peña qui annonce le début d’une époque prospère pour Palestino. L’ancien défenseur de Colo Colo réussit à hisser le Tino à la deuxième place dès son premier exercice, à seulement trois petits points du champion. La cinquième place de la saison suivante n’entache en aucun cas la progression des « Arabes » puisqu’ils remportent la Copa de Chile, pour la première fois de leur histoire, en 1975. Une première pour Palestino, à l’instar de leur qualification en Copa Libertadores après leur victoire en Liguilla Pre-Libertadores (tournoi qualificatif entre les quatre premières équipes, excepté le champion). En 1976, même tarif pour les hommes de Peña, finissant à la 5e place.
Mais c’est l’année suivante que le club va passer un cap sportif, et historique. À l’époque, le président du Tino se nommait Don Enrique Atal. Lors de l’un de ses voyages d’affaires il se déplace au Brésil et plus précisément à Porto Alegre. Là, le Sport Club Internacional compte parmi ses meilleurs éléments un défenseur central chilien, Elias Figueroa. Les deux hommes se rencontrent et celui qui est considéré comme le meilleur footballeur chilien de l’histoire invite même le représentant du Tino à dîner. Au cours du repas, la femme de Figueroa aurait abordé son mal du pays, ce à quoi le président aurait répondu qu’il serait ravi de le rapatrier au pays. « Don Elias » aurait donc fait des pieds et des mains pour revenir au Chili, allant jusqu’à abandonner l’argent que lui devait encore l’Internacional pour qu’ils le laisse partir. Finalement, Elías Ricardo Figueroa Brander signe au Club Deportivo Palestino en 1977, synonyme d’apogée de l’ère dorée de Palestino. En juillet 1977, le Millonario commence une série d’invincibilité qui durera plus d’un an et 44 matchs, jusqu’en septembre 1978. En plus d’établir un record qui tient toujours, Palestino gagne la Copa Chile 1977 et est surtout sacré champion du Chili pour la seconde fois. Une période jusqu’ici inégalée et ponctuée de belles performances en Libertadores, le club atteignant les demie-finales lors de l’édition 1979. Puis, d’un coup, plus rien. Les années 80 ne sont pas synonymes de disette mais plutôt de frustration. Et c’est d’ailleurs un club en particulier qui va cristalliser cette privation, Colo Colo. Club le plus titré de l’histoire du football chilien, il va remporter la Copa Chile 1985 et le « campeonato nacional » 1986 au nez et à la barbe du Tino. Et après cela vient la vraie ère de disette. Les années 80 s’achèvent par un passage d’un an en Segunda (en 1989) et pour le reste du XXe siècle, Palestino ne joue pas les premiers rôles mais voit passer des personnalités notables du football chilien tel que Manuel Pellegrini (qui a ensuite entraîné le Real Madrid ou Manchester City) ou Jaime “Pajarito” Valdés (milieu de terrain passé par la Serie A). La dernière performance notable du Millonario avant son titre en Copa Chile en 2018 est sa campagne lors du championnat de clôture 2008 (le championnat annuel chilien était encore divisé en tournoi d’ouverture et de clôture pour suivre le calendrier européen) qui s’achève par une défaite en finale de « Clausura » contre… Colo Colo. Mais du côté de l’Estadio Municipal de la Cisterna, le XXIe siècle marque plus la re-formation de liens plus étroits entre le Tino-Tino et l’État palestinien.
Au tournant des années 2000, une relation spéciale s’établit entre le Club Deportivo Palestino et l’État palestinien, et plus particulièrement avec ses dirigeants. Yasser Arafat, premier président de la nouvelle Autorité nationale palestinienne, est le premier à entretenir ce lien. En 2003, et alors que le club connaît une grave crise financière qui le laisse au bord de la faillite, le dirigeant palestinien lui-même envoie une lettre à la Cisterna pour défendre la survie du club. Son premier ministre puis successeur, l’actuel président Mahmoud Abbas prend le relais et adresse en 2015 un courrier d’une valeur symbolique forte. « Vous avez marqué l’histoire du Chili et de la Palestine en élevant notre drapeau au sommet du football en Amérique latine. Vous avez rempli de sourires les visages d’enfants palestiniens qui considèrent ce club comme leur deuxième équipe nationale. » Palestino n’est plus seulement un représentant de la diaspora palestinienne, il fait presque partie de Palestine en devenant sa « deuxième sélection ». Viennent ensuite des gestes d’un caractère plus formel comme en 2016 lorsque le secrétaire général de l’OLP (Organisation de libération de la Palestine), Saeb Erekat félicite le club pour sa victoire lors des huitièmes de finale de Copa Sudamericana (que l’on pourrait définir comme l’Europa League d’Amérique du Sud) contre Flamengo. La méthode est la même à l’occasion du titre en Copa Chile 2018 ou pour leur participation à la Copa Libertadores 2019 lorsque Mahmoud Abbas envoie ses congratulations. « Vous nous avez honorés en devenant partie intégrante de notre nation, et vos noms seront écrits dans nos livres d’histoire », avait écrit le président palestinien en 2018.
La suite logique étant les rencontres diplomatiques, le Tino organise en janvier 2016 un « match pour la fraternité » à la Cisterna contre le champion palestinien Ahli Al-Khaleel, remporté 5-1 par les locaux. La même année, les joueurs du CD Palestino sont invités en Palestine pour une tournée d’une dizaine de jours ponctuée par différentes rencontres contre des clubs locaux. Finalement, en mai 2018, Abbas est reçu au stade municipal de la Cisterna alors que le dirigeant est en tournée en Amérique latine. Cependant, le fait qui marque le plus cette relation au niveau médiatique est la controverse autour des maillots portés par Palestino en 2014. Arboré pour la première fois en janvier 2014, il ne fut sur les épaules de los Arabes que pour trois rencontres. C’est le flocage qui fait scandale, le 1 reprenant la forme de la Palestine de 1948, avant la création de l’Etat d’Israël donc. Malgré la sanction du tribunal disciplinaire de l’ANFP (Association Nationale du Football Professionnel), le maillot de 2014 devient celui qui sera le plus vendu, attirant des acheteurs d’Allemagne, des Etats-Unis voire du Maroc.
Sponsorisé depuis 2013 par Bank of Palestine, le Club Deportivo Palestino est l’un des plus importants porte-étendard sportif de la diaspora palestinienne dans le monde. Relié par son histoire et son identité, il est presque devenu la « deuxième sélection » de la Palestine.
Sources :
Crédit photos : IconSport