Le Corner
·2 octobre 2023
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Légendaire manager du club anglais de Crewe Alexandra pendant près de 30 ans, Dario Gradi est l’un des entraîneurs les plus respectés d’Angleterre. Sous sa houlette, le club du Cheshire va s’imposer comme un véritable modèle pour les autres clubs du Royaume, grâce notamment à une politique sportive novatrice et une vraie philosophie de jeu. Mais un scandale sexuel va venir ternir l’honorable image du manager italo-anglais.
Né à Milan en 1941, Gradi et sa famille s’installent à Londres dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. Devenu professeur d’éducation physique dans un collège, il quitte son poste pour tenter l’aventure dans le monde du football. Cependant, sa carrière ne décolle pas et il écume les clubs amateurs tels que Sutton United ou Wycombe.
Gradi raccroche rapidement les crampons et se destine à une carrière sur le banc de touche. En 1971, il rejoint le staff de David Sexton à Chelsea et devient son adjoint. Le club londonien est alors une référence outre-Manche et propose un jeu offensif et technique dont va s’imprégner Gradi durant ses trois saisons au club. Le néo-manager va ensuite parfaire sa formation en prenant en charge son ancienne équipe de Sutton, puis en s’occupant des équipes de jeunes de Leyton Orient.
En 1978, Gradi rejoint Wimbledon, modeste équipe de quatrième division récemment intégrée en Football League. Avec cette équipe, il réalise son premier exploit lors de la saison 1978-1979, en étant promu en troisième division dès sa première saison au club. Néanmoins, il ne parvient pas à maintenir son équipe qui redescend à l’échelon inférieur la saison suivante. Le jeune manager tente d’imposer son style de jeu, mais se heurte souvent à son vestiaire. Lors de la saison 1980-1981, Gradi quitte Wimbledon pour Crystal Palace. Il suit ainsi son président, Ron Noades, qui reprend les Eagles, alors en First Division. Mais son séjour dans le sud de Londres est désastreux. Face à des mastodontes tels qu’Aston Villa, Nottingham Forest, Liverpool, Arsenal ou Leeds, son club termine dernier et il est limogé à la fin de la saison.
En 1983, Gradi débarque à Crewe Alexandra, en quatrième division. Les Railwaymen, surnom donné aux joueurs en raison des liens de la ville avec l’industrie ferroviaire, se battent chaque saison pour ne pas être lanterne rouge du championnat. Le chantier est énorme pour Gradi, le club disposant de moyens extrêmement limités. Son président lui laisse cependant carte blanche pour mettre en pratique sa philosophie de jeu.
Très vite, Gradi impose sa vision du football. Dans un championnat très physique, basé sur les longs ballons vers l’avant, lui et ses hommes détonnent en adoptant un football très technique basé sur la possession du ballon et les passes rapides. Ce jeu attrayant va être récompensé par une promotion en troisième division à l’issue de la saison 1988-1989.
Dario Gradi, photographié par un fan, après un match de FA Cup contre Tamworth en 2010.
Dès son arrivée, Gradi mise sur l’académie. En effet, à cause de ses moyens limités, Crewe ne pourra jamais attirer de grands noms et conserver ses meilleurs éléments. Le manager mise donc sur la jeunesse pour répondre à un impératif économique et sportif. A l’instar de club comme le FC Barcelone ou l’Ajax Amsterdam, Gradi fait intégrer ses principes de jeu aux jeunes de l’académie afin de faciliter leur intégration en équipe première. Crewe Alexandra devient ainsi un club pionnier dans le développement des jeunes joueurs en Angleterre. Exemple révélateur de l’importance des jeunes dans le système mis en place par Crewe, Gradi aligne, en 1988, Steve Walters, âgé de seulement seize ans, contre Peterborough.
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L’Italo-anglais est également à l’affût des talents laissés-pour-compte. Il parvient ainsi à récupérer un certain David Platt, non conservé par Manchester United, à qui il offre une place en équipe première. Sa carrière décolle sous les ordres du maestro de Crewe, et Platt est ensuite vendu à Aston Villa. Le travail de Gradi est d’ailleurs scruté de près par Benfica qui s’intéresse à lui à la fin des années 1980. Conscient du travail fourni par son manager, le président de Crewe, John Bowler, lui offre un contrat de 10 ans en 1990. Une durée de contrat inédite pour un entraîneur. Ce contrat fait d’ailleurs polémique, car le manager perçoit une partie des bénéfices lors de la vente de chaque joueur. Gradi accepte cette prolongation de contrat. Il sait qu’une nouvelle génération talentueuse frappe à la porte de l’équipe première.
David Platt, passé par Crewe Alexandra (1985-1988), participe à la Coupe du monde 1990 avec les Three Lions.
Après une rétrogradation en quatrième division à l’issue de la saison 1990-1991, Crewe se reconstruit afin de gravir les échelons de la Football League. Gradi fait confiance à de nombreux joueurs de l’académie tels que Seth Johnson, Danny Murphy ou Dele Adebola, tous âgés de moins de vingt ans. L’Italo-anglais attire également un jeune transfuge de Manchester United, Robbie Savage. Pour accompagner ses prodiges, Gradi s’entoure également de joueurs d’expérience rôdés aux joutes de la Football League.
La recette fonctionne. Crewe Alexandra est promu en troisième division en 1994, puis en deuxième division en 1997. Une première dans l’histoire des Railwaymen. A l’aube de leur première saison dans l’antichambre de la Premier League, les bookmakers promettent l’enfer à Crewe. Les premiers résultats leurs donnent raison et le club du Cheshire est relégable à Noël. Gradi remotive alors ses hommes, qui remportent sept de leurs dix rencontres entre janvier et février. Le maintien est assuré. Malgré des moyens extrêmement limités, Gradi parvient à faire perdurer son club en deuxième division durant plusieurs saisons.
Les performances de Crewe Alexandra ne passent pas inaperçues. Les prestations des jeunes talents de l’équipe attisent l’appétit financier des clubs de Premier League. Gradi doit ainsi se séparer de la plupart de ses joueurs, désormais prêts à franchir un cap. En 1997, Robbie Savage s’engage à Leicester contre 500 000£ et Danny Murphy rejoint Liverpool contre une indemnité de trois millions de livres sterling. L’année suivante, Dele Adebola signe chez les Blackburn Rovers. Enfin, en 1999, Derby County s’attache les services de Seth Johnson contre trois millions de livres sterling.
Ces départs illustrent à la fois la réussite et les limites de la politique mise en place par Gradi. En effet, le modèle économique développé par Crewe, basé sur la vente de joueurs issus de l’académie, est rentable. Régulièrement, le club réalise même des bénéfices grâce à la vente de ses joueurs vedettes. L’argent récolté est ensuite injecté dans le centre de formation afin de préparer la prochaine génération. Alors que beaucoup d’autres clubs anglais dépensent sans compter sur le marché des transferts, la politique des Railwaymen fait figure d’exception. Certains clubs vont s’inspirer des travaux de Gradi, notamment Southampton. Les Saints développent ainsi leur académie sur le modèle de Crewe et forment de nombreux jeunes talents comme Théo Walcott, Gareth Bale, Luke Shaw ou encore Alex Oxlade-Chamberlain.
Mais, sportivement, Crewe Alexandra est condamné à voir partir ses meilleurs éléments lors de chaque mercato. Le club se heurte à un plafond de verre qui l’empêche de rêver d’une promotion dans l’élite. Chaque saison, Gradi doit compenser le départ de ses protégés en intégrant de nouveaux éléments de l’académie ou en achetant des joueurs dans d’autres clubs. Le club se maintient en deuxième division plusieurs saisons avant d’être relégué en 2002. Malgré le marasme que connaît alors le club, un jeune attaquant de 18 ans, Dean Ashton, prend de l’envergure au sein de l’effectif.
Relégué en troisième division, Gradi fait une nouvelle fois confiance à ses jeunes talents. Conduits par Dean Ashton, Rob Hulse, David Vaughan ou encore Luke Varney, Crewe ne s’attarde pas en troisième division et regagne l’antichambre de la Premier League dès 2003. Le club s’y maintient deux saisons, mais est de nouveau dépouillé de ses meilleurs joueurs. Dean Ashton rejoint Norwich pour trois millions de livres sterling et Rob Hulse signe à West Bromwich pour près d’un million de livres.
Les Railwaymen ne parviendront plus jamais à performer à ce niveau. Gradi délaisse alors progressivement les rênes du club pour se concentrer sur l’académie. En 2007, lorsqu’il devient directeur technique de Crewe, il est alors l’entraîneur ayant la plus longue longévité parmi les clubs professionnels anglais. Mais, sans lui, les résultats du club du Cheshire sont décevants. Les Railwaymen sont même relégués en quatrième division à l’issue de la saison 2008-2009. Le président du club, John Bowler, décide alors de rappeler Gradi sur le banc afin d’encadrer la nouvelle génération. Sous la houlette du manager italo-anglais, Crewe Alexandra retrouve le succès. En 2011, après avoir remis Crewe sur de bons rails, Gradi laisse sa place à son adjoint et ancien joueur Steve Davis. Il se consacre alors exclusivement à l’académie, mettant ainsi fin à une aventure de près de trente ans et 1359 matchs sur le banc de touche.
Désormais éloigné du banc de touche, Gradi continue de superviser et d’encadrer les jeunes talents du club comme Nick Powell ou Ashley Westwood. Grâce à son travail, Crewe Alexandra reste l’une des meilleures académies du Royaume malgré son modeste budget. Lors de la Coupe du Monde U17 de 2011, trois joueurs de l’académie, Nick Powell, Ben Garratt et Max Clayton, sont convoqués chez les Three Lions. En 2013, le club réussit à aligner un onze de départ entièrement composé de joueurs provenant de son centre de formation. Un exploit marquant l’aboutissement de la politique mise en place par Gradi depuis son arrivée, en 1983.
Le travail de Gradi est d’ailleurs unanimement salué par ses pairs tout au long de sa carrière. En 1996, son nom circule pour le poste de directeur technique de la fédération anglaise de football, mais la FA porte son choix sur un autre candidat. En 1998, Gradi devient membre de l’Ordre de l’Empire britannique (MBE) pour services rendus au football. Une consécration pour l’Italo-anglais. Quelques années plus tard, en 2004, il obtient le trophée PFA Merit Award pour l’ensemble de sa carrière.
Il est de nouveau honoré par ses confrères, en 2011, lorsqu’il glane un titre lors des Football League Awards pour sa « Contribution exceptionnelle à la Football League ». Fort de son statut, il s’oppose, en 2011, à l’application de l’EPPP (Elite Performance Player Plan), système instaurant un montant maximum pour l’achat d’un joueur de moins de dix-huit ans. Ce plan, voulu par les clubs de Premier League, permet aux clubs disposant d’un budget conséquent d’acheter, à prix abordable, les talents de demain. Salué comme étant l’un des meilleurs entraîneurs d’Angleterre, Dario Gradi se dirige alors vers une paisible fin de carrière avant qu’un sombre passé ne le rattrape et n’entache sa solide réputation.
Le 16 novembre 2016, dans un entretien pour The Guardian, Andy Woodward, ancien joueur de Crewe, révèle les abus sexuels dont il a été victime de la part d’un certain Barry Bennell dans les années 1980. Celui-ci était un recruteur influent et travaillait pour divers clubs anglais tels que Manchester City, Stoke City, Leeds United et Crewe Alexandra. Les révélations de Woodward et l’enquête qui va suivre, vont scandaliser l’Angleterre et mettre en évidence l’omerta des clubs et de la fédération anglaise. L’affaire va rapidement devenir l’une des pages les plus sordides de l’histoire du football britannique.
Très vite, d’autres joueurs de Crewe comme Steve Walters ou Chris Unsworth déclarent également avoir été victime de Bennell. Au total, plusieurs dizaines d’anciens jeunes joueurs ont déclaré avoir été victimes d’agressions sexuelles de la part de Bennell. Celui-ci profitait de sa position dans les clubs pour garder le contrôle sur ses victimes. Interrogé le 24 novembre 2016, Gradi indique qu’il n’avait pas connaissance des antécédents de Bennell lorsqu’il l’a engagé au club. Il nie également avoir été au courant de ses agissements. Cependant, certains témoignages mettent à mal cette version. Les premiers éléments de l’enquête vont démontrer que Gradi n’a rien fait pour protéger ses joueurs de Bennell.
Comment un manager aussi impliqué et proche de ses joueurs a-t-il pu ne pas être au courant de telles allégations ? A-t-il passé l’affaire sous silence ? Les enquêteurs vont devoir répondre à ces questions pour éclaircir le rôle de Gradi dans l’affaire. Tout d’abord, il est prouvé que l’ex-manager n’a pas réalisé d’enquête préalable avant le recrutement de Bennell en provenance de Manchester City. De plus, certains collaborateurs de Crewe étaient au courant des suspicions d’actes pédophiles perpétrés par Bennell. Malgré tout, celui-ci reste au club encore plusieurs années. Le 7 décembre 2016, la BBC rapporte que la mère d’un ancien joueur de l’académie de Crewe a écrit une lettre à Dario Gradi en 1989, dans le but d’enquêter sur le comportement « inapproprié » de Bennell. Celui-ci invitait des jeunes joueurs dans sa chambre après certains déplacements.
Mais cet avertissement reste lettre morte. Gradi ne prend aucunement en compte cette alerte qui l’obligerait à remettre en cause cette « culture proche joueur-entraineur » qu’il encourage depuis son arrivée à Crewe en 1983. Alors, Gradi a-t-il lui aussi franchi la limite ? Pour Danny Murphy, formé à Crewe, « Dario [Gradi] a fait tout son possible pour se comporter de manière exemplaire. Il frappait à la porte pour nous faire lever, il n’entrait pas. Il m’a semblé très conscient de ses responsabilités envers nous ». Malgré les déclarations de son ancien joueur, Gradi va être fragilisé par une autre affaire, plus ancienne encore, qui va à nouveau écorner son image.
Danny Murphy, formé à Crewe Alexandra, prend la défense de Dario Gradi dans l’affaire Bennell.
Grâce aux révélations d’Andy Woodward, la parole se libère. D’autres anciens joueurs s’expriment publiquement comme Gary Johnson, formé à Chelsea dans les années 1970. Celui-ci sort de l’accord de confidentialité qui le lie au club londonien et déclare avoir été victime d’Eddie Heath, ancien recruteur des Blues. Lors du départ de Johnson pour Brentford en 1980, les dirigeants de Chelsea, très probablement au courant des accusations envers Heath, versent 50 000£ au joueur pour acheter son silence. Le 29 novembre 2016, le club annonce enquêter sur Heath et s’excuse publiquement auprès de Johnson. L’enquête qui suit voit une nouvelle fois le nom de Dario Gradi mêlé à l’affaire.
Le 3 décembre 2016, le journal The Independent, dévoile le témoignage d’une autre victime de Heath. D’après ce joueur, Gradi, alors entraîneur adjoint de l’équipe (1971-1974), s’est rendu au domicile de ses parents afin « d’arranger les choses ». Après cette entrevue, les parents du joueur ne porteront pas plainte contre le recruteur de Chelsea. Ce silence des familles renforce le sentiment d’impunité des prédateurs tels que Bennell ou Heath. En effet, souvent par crainte de voir la carrière de leur enfant s’envoler, les parents préfèrent se taire. Après ces nouvelles révélations, Gradi est suspendu par la fédération anglaise.
Les conclusions du Rapport Sheldon, mandaté par la fédération anglaise, montrent que Gradi n’a visiblement pas eu d’attitudes déplacées à l’égard de ses joueurs, même si certains jeunes dormaient parfois chez lui. Néanmoins, ce rapport souligne que l’Italo-anglais n’a rien fait pour protéger ses joueurs de Bennell. Pour l’enquêteur Clive Sheldon « Gradi aurait dû faire beaucoup plus ». Les conclusions de ce rapport font débat. Gradi n’est pas rendu coupable de dissimulation malgré les témoignages à charge contre lui dans l’affaire Heath et sa déposition douteuse au sujet de sa méconnaissance des faits dans l’enquête sur Bennell.
En 2021, les victimes de Bennell et Heath forment l’Offside Trust et demandent que Gradi soit déchu de son titre de membre de l’Ordre de l’Empire britannique. Cette demande est acceptée et l’ex-manager est privé de cet honneur le 22 août 2023. Quelques semaines plus tard, le 18 septembre 2023, les médias anglais annoncent également la mort de Barry Bennell, condamné à trente ans de prison en 2018 pour ses multiples agressions sexuelles commises durant les années 1980 et 1990.
Précurseur d’une nouvelle vision du football basée sur le développement de jeunes talents, Gradi a fait de Crewe Alexandra une véritable institution en Angleterre. Sous sa direction, de nombreux joueurs comme David Platt, Danny Murphy ou Ashley Westwood ont vu leur carrière décoller. Mais la carrière de Gradi est également associée à l’une des pires pages de l’histoire du football britannique avec les scandales d’abus sexuels subis par des centaines de jeunes joueurs.
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