Lucarne Opposée
·11 novembre 2025
La naissance du Ballet Azul

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·11 novembre 2025

Au Chili, les années soixante sont celles des grands moments d’histoire. Alors que le pays se prépare à accueillir une Coupe du Monde marquée par le podium de sa Roja, le football local prend une nouvelle couleur. Celle du bleu de l’Universidad de Chile dont le Ballet nait un 11 novembre lors d’un match qui change à jamais l’histoire du football local.
11 novembre 1959. Plus de quarante mille personnes se sont massées dans l’Estadio Nacional de Santiago pour assister à un moment d’histoire. Sept fois champion, Colo-Colo a mené la saison du début jusqu’à quasiment la fin, cédant sur le terrain sur celui qui lui fait face ce mercredi, l’Universidad de Chile. Privé de son maître à jouer, Enrique Cua Cuá Hormazábal, Colo-Colo est dans « l’obligation » de gagner quand la U en « rêve » pour reprendre les termes d’Antonino Vera dans le numéro d’Estadio publié la semaine suivante. Peu avant la pause, alors que les deux équipes se livrent à une rude bataille, Leonel Sánchez décoche une frappe monumentale que Misael Escuti ne peut que toucher. La U rentre aux vestiaires avec une avance d’un but alors que les Albos ont globalement dominé le premier acte. Les outsiders profitent du début de second acte pour livrer leur meilleure partition. Dominateurs à leur tour, rapide, générant du danger, ils transforment ce temps fort en nouveau but, signé Ernesto Álvarez. Cinq minutes avant la mi-temps, cinq minutes après, le piège parfait s’est refermé sur un Colo-Colo à qui il ne reste alors plus que l’énergie du désespoir. Si les Albos réduisent l’écart, ils ne pourront cependant pas revenir au score et voient leur rival du soir décrocher le deuxième titre de son histoire, dix-neuf ans après le premier. En cette soirée du 11 novembre, alors que nait son plus grand Clásico, le Chili ne le sait pas encore mais ce succès acte la naissance d’un monstre qui va laisser une trace indélébile dans l’histoire du football chilien : le Ballet Azul.

En 1940, l’Universidad de Chile décroche son premier titre professionnel. Ce titre arrive à un moment où le football entre dans une nouvelle ère, celle qui voit certains clubs se transformer en équipes acheteuses puis vendeuses. Une voie que la U ne suit pas, préférant un autre modèle. Le choix est de ne pas être un simple club orienté vers un unique objectif, être champion, et ce à coup d’investissements, l’idée est alors de former des consciences, de former des hommes, de ne pas oublier l’identité universitaire. L’accélération de ce processus se produit au début des années cinquante. En septembre 1953, Juan Gómez Millas est nommé recteur de l’université. Il est celui qui promeut l’ouverture d’antennes régionales, permettant ainsi de découvrir de nouveaux talents aux quatre coins du pays afin qu’ils se rassemblent derrière une seule bannière, celle de l’université. De nouveaux statuts sont publiés. Ils utilisent le sport comme pierre angulaire de ce processus. Le football n’y échappe pas et parmi les articles composant ses statuts figure celui qui fixe le lien étroit entre la section football et l’université qui contrôle le club, les joueurs formés en son sein étant également intégrés sur les bancs de la fac car, comme l’écrit Luis Urrutia O’Neil dans El Ballet Azul, « si on forme des champions, ils ne seront peut-être pas des hommes bons, si l’on forme des hommes bons, il est quasiment assuré qu’ils seront des champions ». Ce lien étroit alors scellé entre université et section football ne sera brisé que par la dictature deux décennies plus tard, et repose sur un changement de philosophie : oublier la quête immédiate de trophées.
Pour former ses futurs citoyens-footballeurs, le docteur Victor Sierra Somerville joue un rôle clé. C’est lui qui adjoint à l’encadrement technique des assistants sociaux, des médecins, des dentistes, des professeurs. Même la situation économique des familles des jeunes est contrôlée afin que ces derniers ne puissent se consacrer qu’à leurs études, élément central, et au football. « De mauvais résultats aux partiels signifient une suspension des activités footballistiques ou une élimination définitive si ces résultats ne s’améliorent pas. Ainsi les enfants et jeunes du club auront un avenir dans le sport et un futur assuré dans leur formation universitaire et professionnelle », peut-on lire dans la revue La U de mars 1953 et citée par Guillermo Alexander Acuña González dans sa thèse Club Deportivo Universidad de Chile 1959-1969 : El origen del Ballet Azul y la historia de sus ídolos publiée en 2015. Un cadre qui ressemble à ce que serait un centre de formation moderne nait alors au début de la deuxième moitié du XXe siècle. Chaque été, les éléments jugés les plus aptes participent alors à des camps de vacances d’une vingtaine de jours dans lesquels en plus d’activités récréatives, ils suivent des cours particuliers pour réduire les lacunes scolaires quand ils en ont mais aussi des ateliers footballistiques particuliers. Les résultats, qui n’étaient pas l’objectif visé, suivent. Alors que les résultats de l’équipe fanion font les montagnes russes, les équipes de jeunes commencent à gagner des championnats, à lutter régulièrement pour les titres. En 1955, la revue Estadio réalise un reportage sur les jeunes du club et rapporte les succès répétés de ces sections, prêtant des propos prophétiques aux dirigeants à l’heure d’évoquer les succès attendus chez les professionnels : « Dans peu de temps. La nouvelle génération arrive. Alors vous verrez ce qu’est la U ». Parmi les hommes qui jouent un rôle essentiel dans la section football du club, on trouve un professeur nommé Luis Álamos.
En 1945, Luis Tirado, entraîneur de La U championne en 1940 et aujourd’hui considéré comme l’un des premiers entraîneurs révolutionnaires du football chilien – il est le premier à mettre en place le marquage individuel, réorganise tactiquement ses équipes faisant abandonner le schéma à huit attaquants et permet aux latéraux de prendre part aux offensives – attire dans les rangs de l’université un jeune attaquant nommé Luis Álamos. Sous la direction d’Alejandro Scopelli, alors aux commandes de l’équipe première, el Zorro Álamos recule sur le terrain, devant « faire tout l’opposé de ce que j’aimais : détruire au lieu de créer ». Mais Luis Álamos excelle à ce nouveau poste de défenseur central. Il se fait un nom lors d’un match disputé fin 1946 face aux Argentins d’Estudiantes quand, alors qu’il était jusqu’ici qu’un remplaçant, il domine totalement l’attaquant argentin Héctor Cerioni qui lui fait face. Durant sa carrière de joueur, Álamos ne connaît qu’un club, l’Universidad de Chile, et acquiert une certitude, du mélange des philosophie de Tirado et Scopelli, ses deux mentors, naîtra l’entraîneur idéal. L’ironie du destin est qu’en 1955, Jorge Ormos quitte le banc de la U et le directoire du club demande à Álamos de le remplacer sur le banc. El Zorro effectue alors une première saison puis laisse sa place à Luis Tirado avant de reprendre la charge de l’équipe pendant une décennie et de voir Scopelli lui succéder.
Avant de prendre les commandes de l’équipe professionnelle, Álamos, professeur de formation, parvient à prendre la charge des équipes de jeunes au sein de l’université en même temps qu’il poursuit sa carrière professionnelle. En 1945, avant d’arriver à la U, il avait déjà coaché des enfants, lors d’un championnat national de basket qu’il avait remporté face à une sélection scolaire de Santiago dans laquelle figurait Andrés Orpina, Carlos Campos, Leonel Sánchez, trois joueurs qui seront une décennie plus tard dans les rangs de sa U. Le travail chez les jeunes, qu’il initie alors qu’il est sur le flanc en raison d’une blessure contractée lors d’un clásico contre la Católica, le passionne au point qu’il finit par mettre fin à sa carrière. Il peut alors poser son football, un football nouveau. En 1951, son équipe de jeunes est championne, elle n’a perdu qu’un match. L’année suivante, elle conserve son titre, invaincue, avec quatre-vingt-sept buts inscrits au compteur. Dans ses rangs : Carlos Campos et Leonel Sánchez. Álamos suit ses joueurs au fil des années, il grimpe de catégorie avec eux avec le but de les emmener jusqu’à l’équipe première. Au début des années cinquante, le système de relégation est mis en place au Chili avec l’apparition de la deuxième division. En août 1954, la U est dernière, le directoire l’appelle dans le but d’assurer le maintien mais avec l’idée aussi que s’il n’y parvient pas, l’inclusion des jeunes qu’il a formés pourrait permettre de préparer l’année suivante à l’échelon inférieur. Quelques mois plus tard, l’Universidad de Chile du Zorro est dixième, huit points devant le quatorzième et relégué Iberia. Álamos retourne auprès de la réserve qui remporte le championnat 1955 alors que Luis Tirado lui a succédé à la tête de l’équipe première. Un temps seulement. Champion avec l’équipe réserve, il revient sur le banc de l’équipe première en 1956 et peut alors véritablement commencer à impulser son idée du football.
Dans son livre El hombre y el Fútbol, Luis Álamos résume les quatre éléments essentiels au football : la technique, la tactique, la forme physique et psychologique. Pour lui cette dernière est même l’élément clé pour remporter un match. Alors il l’ajoute à son travail, incorporant travail psychologique à la préparation. Sur le terrain, son football est fait d’intensité et de vitesse, il garde l’apport essentiel des latéraux, héritage de son mentor Tirado, et arme sa U autour d’un 4-3-3 qui aime jouer sur les ailes. L’autre élément clé est son jeu de transition. Pour el Zorro Álamos, le milieu de terrain est une zone de transition, il doit être composé de joueurs capables d’exercer plusieurs fonctions dont l’objectif final est d’aller frapper au but. La possession n’est pas son obsession. Mais sa U fonctionne déjà, monte en puissance. En 1957, elle est vice-championne, à quelques longueurs d’Audax Italiano. Son heure n’est pas encore venue. Mais nul besoin d’être un grand prophète, comme l’écrit Jean de la Fontaine, « bientôt ses faits glorieux demanderont plusieurs Homères ».

En mai 1959, la revue du club publie des propos de Luis Álamos qui se montre prudent à l’heure d’évoquer la saison à venir « l’équipe de l’Universidad de Chile n’a pas d’objectif pour ce championnat. Mais dans un futur proche, nous aurons l’immense satisfaction de voir jouer des éléments formés en notre sein. Alors, il n’y aura plus besoin de recruter quiconque et notre équipe sera une équipe puissante ». Pour cette saison, le recrutement est d’ailleurs minime, seul Ernesto Álvarez rejoint l’équipe pour venir épauler Carlos Campos en attaque. Carlos Campos est l’un de ces pibes lancés par Álamos. C’était jour pour jour trois ans avant cette soirée du titre de 1959, le 11 novembre 1956, c’est aussi exactement soixante-quatre ans avant le jour de la disparition de ce formidable attaquant. Campos ne connait qu’un club dans toute sa carrière, l’Universidad de Chile, il en est le meilleur buteur de son histoire. En 1959, il est la pointe de cette équipe composée en majorité de jeunes talents formés au sein du club comme Carlos Contreras, Luis Eyzaguirre, Sergio Navarro ou encore la future légende Leonel Sánchez, arrivé au club à onze ans et qui est considéré aujourd’hui comme l’un des plus grands joueurs de l’histoire du football chilien. Tous ont été lancés par Álamos les années précédentes, tous arrivent à maturité à partir de 1959.
Au coup d’envoi de la saison, on s’attend à un nouveau championnat des plus serrés. La dernière saison a vu les Santiago Wanderers décrocher leur premier titre pour un point devant le duo Colo-Colo-Deportes La Serena alors que la U a bouclé la saison à la cinquième place à trois points du vainqueur. Elle peut clairement prétendre jouer un rôle dans ce championnat, elle qui a marqué le même nombre de points que l’année précédente où elle avait dû se contenter d’applaudir le champion Audax Italiano, la faute notamment à des points perdus en cours de route lorsque plusieurs de ses joueurs étaient partis en tournée en Bolivie avec la sélection. Elle débute parfaitement avec un match nul face à Ferrobádminton suivi de cinq victoires. Puis le coup dur, la blessure d’Álvarez qui éloigne l’Argentin des terrains durant sept journées. Sept journées au cours desquelles la U ne gagne plus, mais signe quelques résultats qui démontrent sa volonté de ne jamais lâcher. Menés 3-1 à la pause lors du clásico face à la Católica, les hommes d’Álamos arrachent le 3-3. Scénario identique face à Colo-Colo où, après avoir été mené 2-0 à la pause, la U accroche le 2-2. La U ne perd que quatre matchs au cours de la saison, à chaque fois elle reste muette, Álvarez est absent lors de trois d’entre eux. Reste que ces résultats ne permettent pas encore de prendre le wagon de tête à mi-saison. La phase retour débute timidement, avec notamment une défaite face à Magallanes, la dernière de la saison. Car ensuite la machine se met en marche. L’équilibre défensif déjà trouvé, c’est au tour de l’animation offensive de se trouver pour quelques résultats qui impressionnent (Palestino, O’Higgins ou encore Audax Italiano en prennent chacun quatre) et surtout une série folle de six victoires consécutives et un nul. La U a pris place dans la course au titre, alors que le championnat marque une pause afin de permettre à la sélection nationale de partir en stage pour préparer la Coupe du Monde à venir dont elle sera l’hôte (une histoire qui vous est contée dans le magazine n°3), l’Universidad de Chile est en position de chasseur, à quatre points du leader Colo-Colo.

Elle revient à deux longueurs lors d’un nouveau clásico totalement fou face à la Católica qui voit les Cruzados mener 2-0 avant de devoir s’incliner 4-3 et s’accroche lors d’une nouvelle victoire spectaculaire face à San Luis, 5-4 après avoir mené 5-1. Arrive alors le 3 novembre, le jour où tout se joue. L’Universidad de Chile affronte Colo-Colo lors de l’avant-dernière journée. Deux points séparent toujours les deux équipes, autant dire qu’une victoire des Albos leur offrirait le titre. Durant la semaine qui précède le match, les places se vendent en un rien de temps, le coliseo de la Avenida Grecia est plein en ce mardi soir, nombreux sont ceux qui entrevoient les célébrations de titre à venir pour un Colo-Colo qui, par son expérience, semble favori de la rencontre. Le premier acte confirme les pronostics : Colo-Colo contrôle la rencontre, Álvarez et Campos sont jusqu’ici réduits au silence par l’arrière-garde du Cacique qui sait se montrer dangereux et déstabiliser son homologue adverse. Juan Soto, Bernardo Bello et Jorge Toro posent bien des soucis à la défense universitaire qui finit par céder à deux reprises. On pense alors que le match est plié lorsqu’un événement le fait basculer : à quelques instants de la pause, Enrique Cua Cuá Hormazábal se blesse, sur le contre qui suit, Osvaldo Díaz réduit l’écart, trompant un Escutí jusqu’ici en grande partie spectateur du match. Cua Cuá diminué, le jeu des Albos s’en ressent, le faible écart au tableau redonne un surplus de force aux universitaires. Le match change totalement au retour des vestiaires. Sepúlveda se projette alors plus, Leonel Sánchez participe plus aux offensives, il ne faut que dix minutes aux hommes du Zorro pour égaliser. Colo-Colo s’effondre alors, l’Universidad de Chile domine les vingt-cinq premières minutes de la deuxième mi-temps, ne cesse de solliciter Escutí. Même l’inévitable baisse physique des Azules ne permet pas à Colo-Colo d’en profiter. On semble alors se diriger vers un résultat nul qui fait finalement les affaires d’un Colo-Colo qui garderait alors son destin entre ses mains. Six minutes de temps additionnel, la cinquième débute avec un coup franc pour la U. Leonel Sánchez envoie le cuir vers la surface où se pressent Contreras, Sepúlveda, Campos, Alvarez et Díaz. Escutí ne parvient pas à repousser le ballon qui atterrit dans les pieds de Carlos Campos. L’attaquant de la U pousse le cuir au fond des filets, l’impensable s’est produit, l’Universidad de Chile est revenue à la hauteur de son adversaire du soir à quatre-vingt-dix minutes du terme de la saison. Dans son compte rendu du match publié pour Estadio, AVER prophétise « ce match pourrait signifier pour les Albos ni plus ni moins que la perte du titre ». Il est aussi et surtout « la promesse d’une finale tout aussi spectaculaire ». Cette finale se tiendra une grosse semaine plus tard. Entre temps, la U a écrasé Unión Española (5-0) pendant que Colo-Colo s’est imposé face à Everton (2-1). Le 11 novembre 1959, dans un Estadio Nacional plein, les hommes de Luis Álamos décrochent alors le deuxième titre de l’histoire du club, le premier d’une nouvelle ère.
À l’issue du match, Luis Álamos déclare : « Le football du futur a gagné. Ce titre n’est que l’accomplissement d’une étape. Il nous a fallu dix ans de travail de plusieurs personnes pour le décrocher. On peut le perdre en bien moins de temps ». Sa U ne le perd que très peu, devenant Ballet Azul, symbole de perfection. Entre 1959 et 1969, l’Universidad de Chile remporte six titres, sept joueurs titrés en 1959 ont été formés au club, Carlos Contreras, Carlos Campos et Leonel Sánchez sont présents lors de chacun des six titres, Manuel Astorga, Luis Eyzaguirre et Braulio Musso lors de cinq. Sergio Navarro participe à trois de ces titres. En 1962, il est le capitaine d’une sélection nationale qui décroche la troisième place de sa Coupe du Monde. Une sélection nationale qui compte alors huit membres de l’Universidad de Chile, dont les sept joueurs cités ici) et au sein de laquelle Leonel Sánchez termine meilleur buteur de la compétition, partageant son trophée avec notamment le duo brésilien Garrincha-Vavá. Cette Coupe du Monde, Luis Álamos la passe comme adjoint du sélectionneur Fernando Riera. Après avoir dirigé seul la sélection en 1966 puis Audax Italiano, on le retrouve au début des années soixante-dix à la tête de Colo-Colo qu’il emmène en finale de la Copa Libertadores. Le Chili bascule ensuite dans la dictature mais garde à jamais le souvenir d’une décennie au cours de laquelle un Ballet Azul a régné sur son football. Et se souvient aussi que tout a commencé un soir de novembre 1959, quand son Superclásico est né.









































