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Lucarne Opposée

·29 octobre 2025

La nouvelle mafia argentine

Image de l'article :La nouvelle mafia argentine

Claudio Chiqui Tapia règne sur le football argentin depuis désormais plus de huit ans. En bon héritier de Julio Grondona, il a pris le temps de mettre en place un système mafieux d’une redoutable efficacité. Qui ébranle désormais tout le football local.

Le football argentin connaît depuis quelques années un phénomène pour le moins troublant : des clubs historiquement modestes connaissent des ascensions fulgurantes qui soulèvent des interrogations légitimes et qui s’inscrit donc dans ce schéma : un club lié au pouvoir politique ou managérial est promu et réussit, tandis que ceux qui perdent leur soutien sombrent dans les catégories dans les limbes. Un système qui n’est pas sans rappeler l’histoire d’Arsenal de Sarandí, fondé dans les années cinquante qui a connu son âge d’or durant l’éternel président de la fédération (AFA) Julio Humberto Grondona, dirigeant historique de l'équipe du Viaducto, allant jusqu’à décrocher la Sudamericana 2007, le Clausura 2012 et la Copa Argentina 2013 avant de disparaître après la disparition du parrain, se retrouvant désormais en troisième division. La grande différence de l’époque actuelle est que désormais, il n’y a pas un, mais des clubs qui bénéficient d’un système qui touche désormais l’ensemble des étages du football argentin, plusieurs étant déjà au plus haut niveau.


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Un exemple nommé Barracas Central

Au sommet de cette pyramide, on trouve un club confortablement installé dans l’élite : Barracas Central. Un club aux dimensions modestes, avec seulement deux mille cinq cents socios, passé de la B Metropolitana à la première division en six ans et qui vient de re-inaugurer son stade, nommé Claudio Chiqui Tapia, actuel président de la fédération et à la tête du club jusqu’à mars 2020 avant d’être remplacé par son fils Matías. Un stade passé de six à douze mille places et dont l’origine du financement demeure un mystère total, d’autant plus que le club n’a généré aucun revenu par la vente de joueurs à l’étranger, ni de prime pour participation à un quelconque tournoi international. Ses seules sources de revenus connues sont les droits TV (estimés à environ deux millions de dollars), les cotisations des socios et quelques sponsors. Cette situation opaque alimente les spéculations sur une possible privatisation déguisée, particulièrement dans le contexte actuel où la fédération s’oppose farouchement aux sociétés anonymes (SAD), pourtant promues par le gouvernement de Javier Milei. Officiellement, le stade aurait été rénové avec « l’argent des socios », une explication qui défie toute logique économique et que, bien évidemment, personne n’ose remettre en question publiquement.

Le silence entourant la gestion du club est total – personne ne parle, personne ne répond – et cette omerta s’étend bien au-delà des questions financières et de la construction du stade. Sur le terrain, les arbitrages favorables à Barracas se multiplient dans une impunité déconcertante : lors du match contre Banfield en février dernier, l’arbitre Luis Lobo Medina accumule les décisions contestables au point que l’entraîneur adverse dénonce « une honte, un vol caractérisé » en direct, avant de choisir le silence en conférence de presse officielle. Andrés Fassi, président de Talleres – qui lutte actuellement pour sa survie en première division – avait fortement critiqué la gestion de Tapia et s’est récemment publiquement excusé. Plus récemment, le match contre Estudiantes a de nouveau révélé l’ampleur du problème : un but refusé après plus de trois minutes de révision vidéo sans raison apparente, le but égalisateur de Barracas entaché d’un tacle brutal et d’une obstruction ignorés par le VAR, dont les enregistrements audios n’ont jamais été publiés.

La capacité financière du club pour recruter des joueurs comme Nahuel Barrios, Gonzalo Morales et Kevin Jappert (850 000 dollars) et l’étonnante difficulté à devenir nouveau socio dessinent un système opaque où règne la peur des représailles. Cette opacité totale autour du Guapo transforme ces silences institutionnels en aveux implicites d’une situation qui menace l’intégrité du football argentin. D’autant qu’elles s’appliquent à d’autres clubs.

Petits arrangements entre amis

Deportivo Riestra, club obscur végétant en quatrième division il y a une décennie, se retrouve aujourd'hui en lice pour une qualification en Copa Libertadores. Deportivo Madryn, de la lointaine Patagonie, frappe aux portes de l'élite après un parcours parsemé de controverses arbitrales. Ces réussites spectaculaires ne seraient que des contes de fées sportifs si elles ne s'accompagnaient pas d'une particularité commune : leurs dirigeants entretiennent des relations privilégiées avec les hautes sphères de la Fédération argentine. Victor Stinfale à Riestra, avocat d'affaires discret mais omniprésent, ou les frères Sastre à Madryn – l’un président du club, l’autre maire de la ville – incarnent cette nouvelle génération de dirigeants dont le carnet d'adresses semble au moins aussi important que le budget du club. Lorsque Ricardo Sastre déclare publiquement que Claudio Tapia, président de l'AFA, est « le dirigeant le plus important du football international », on comprend que ces louanges dépassent la simple courtoisie. La récente inspection du stade de Madryn par la CONMEBOL, proposé par l'AFA pour accueillir des rencontres internationales, illustre concrètement ces faveurs qui s'accumulent.

Photo : Marcelo Endelli/Getty Images

Un soir d’octobre 2023 à Jujuy, la colère gronde dans les tribunes du stade 23 de Agosto. L’arbitre Lucas Comesaña doit quitter le terrain escorté par la police après avoir sanctionné lourdement Gimnasia de Jujuy face au Deportivo Riestra. Deux ans plus tard, il y a quelques jours, même scénario dans la même ville à l’occasion du match opposant le Gimnasia de Jujuy au Deportivo Madryn pour une place en demi-finales du tournoi d’accession à la première division : cette fois, Lucas Comesaña refuse de revenir sur le terrain pour la seconde période, invoquant des menaces de mort de la part des dirigeants du club local, sans apporter la moindre preuve, alors que celui-ci mène 1-0 et que le match est entaché de multiples décisions arbitrales douteuses, toutes en faveur du visiteur du soir, le Deportivo Madryn. Surprise générale chez les locaux, d’autant que la sanction tombe quelques jours plus tard : match perdu pour le Gimnasia de Jujuy 3-0 sur tapis vert. Ce dernier peut tout de même disputer le match retour même si les jeux semblent faits.

Avec ces deux incidents se cache une réalité plus sombre du football argentin : l’émergence d’un système où certains clubs semblent protégés par un réseau d’influences qui dépasse largement le cadre sportif. L'histoire de Lucas Comesaña révèle un système bien rodé. Sur vingt matchs qu'il a arbitrés impliquant Riestra depuis la quatrième division, le club compte quinze victoires. Détail statistiquement improbable : aucun joueur de Riestra n’a été expulsé, contre cinq à l’encontre des adversaires, aucun penalty n’a été sifflé contre le club contre quatre adverses. Ces chiffres, au-delà de leur éloquence, racontent l'histoire d'un arbitrage orienté. Le match Atlanta-Riestra de septembre 2018 cristallise ces pratiques : une expulsion sans fondement, un penalty inventé, une accumulation de décisions défavorables qui sont déterminants dans le résultat final.

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Au-delà de cet exemple, les scandales arbitraux traversent l’histoire récente de Riestra. Un an plus tôt, en 2017, le club passe du troisième niveau national au deuxième au terme d’un match resté dans l’histoire. Ce soir de juillet, le Deportivo Riestra accueille Comunicaciones et doit inverser une défaite 1-0 à l’aller pour espérer monter en deuxième division. Alors que l’on entre dans le temps additionnel de cinq minutes, Riestra menant 2-0, le match est arrêté car un supporter du club a pénétré sur le terrain au moment où les visiteurs dominaient comme jamais. L’arbitre met fin au match. Bien que la logique et le règlement indiquent qu’El Malevo (surnom du club) aurait dû avoir match perdu, le tribunal disciplinaire de l'AFA décide alors que les cinq minutes restantes seraient jouées cinq jours plus tard en deux mi-temps dans le stade de Defensores de Belgrano et à huis clos. Le résultat n'a pas changé et Riestra a finalement été promu. On apprendra ensuite que l’intrus ayant causé la fin du match était un membre du club et surtout que Riestra avait modifié son terrain en agrandissant les surfaces de réparation. Rappelons que le premier but est obtenu… sur penalty. Arrivé en deuxième division, le club se voit sanctionné d’une amende de vingt points, ensuite réduite à dix et est relégué. Il revient vite lorsqu’en décembre 2018, l’assemblée extraordinaire de l’AFA modifie le règlement et augmente le nombre de promotions en deuxième division. Il revient donc avant de se hisser dans l’élite.

Tous ces exemples ne sont pas une simple erreur humaine, mais une construction méthodique. Une construction favorisée par des conflits d’intérêts structurels. Comme l’illustre le cas Federico Beligoy. Responsable de la désignation des arbitres à l'AFA depuis 2018, il préside simultanément le syndicat des arbitres. Imaginez un Ministre du Travail qui dirigerait en parallèle le principal syndicat du pays. Ce cumul de fonctions antagonistes devrait suffire à susciter l'indignation, mais le système va plus loin. Son fils Julián, vingt-quatre ans à peine, gravit les échelons de l'arbitrage à une vitesse vertigineuse : huit mois pour passer d'arbitre débutant à assistant en première division. Son neveu Sebastián Martínez devient arbitre international FIFA en 2024, ouvrant la porte à des missions lucratives à l'étranger. Cette promotion familiale rappelle les dynasties politiques ou carrément mafieuses, là où le nom compte plus que le mérite.

Santiago del Estero, le laboratoire

Dans ce décor, la province de Santiago del Estero nous offre un autre excellent cas d’étude. Ses clubs locaux totalisent sept promotions en dix ans. Un miracle statistique qui défie toute probabilité. Parmi eux, Central Córdoba est allé jusqu’à disputer pour la première fois la Copa Libertadores cette saison, terminant avec le même nombre de points que Liga de Quito et Flamengo dans son groupe. Au pays, les vidéos de phases de jeu grotesques ne cessent de s’accumuler et d’embraser les réseaux sociaux, alimentant une suspicion généralisée. Dans cette province, les matchs semblent joués d'avance, non par la qualité des équipes, mais par la bienveillance systématique de l'arbitrage. La province se dote également d’un stade rare : l’Eléphant blanc « Madre de Ciudades », inauguré pour 1,5 milliard de pesos dans l’une des provinces les plus pauvres du pays, doté de 30 000 places et d’infrastructures dignes de la Coupe du Monde, alors que la population locale manque cruellement d’investissements dans les infrastructures routières et la santé. Derrière ces « succès », se cache un homme, Pablo Toviggino, qui contrôle aussi le conseil fédéral et son système d’arbitrage.

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Pablo Toviggino est le bras droit officiel de Chiqui Tapia, étant Secrétaire Exécutif de la Présidence de l'AFA. Comme l’indique Infobae, il est l’homme qui « domine le football argentin dans l’ombre ». Ce Rosarino de quarante-cinq ans a construit son empire en partant de Santiago del Estero, où il dirigeait l'humble Comercio Central Unidos avant de prendre les rênes de la Ligue Santiagueña. De là, il a conquis le Conseil Fédéral, organe qui contrôle plus de deux cent-vingt ligues et trois mille cinq cents clubs de l'intérieur du pays, lui offrant un réseau d'influence tentaculaire. Mais Toviggino ne se contente pas de tirer les ficelles en coulisses. Il pratique l’intimidation publique avec un zèle déconcertant. Dès qu’un dirigeant ose critiquer l’arbitrage ou la gestion de l’AFA, il dégaine sur Twitter des attaques personnelles et humiliantes. Juan Sebastián Verón, président d’Estudiantes, a eu droit à des réponses en anglais lorsqu'il a questionné la structure du football argentin. Carlos Tevez, alors entraîneur d’Independiente, s’est fait rappeler ses « fautes qui méritaient la prison » qui ne finissaient qu'en cartons jaunes quand il jouait, après s’être plaint d'un arbitrage lors d'un match contre... Barracas Central. Jorge Brito de River Plate, Raúl Cascini de Boca Juniors et Mario Leito de l’Atlético Tucumán ont subi le même traitement pour avoir osé critiquer le format du championnat ou demander qu’un arbitre ne dirige plus leur club. Cette stratégie de harcèlement public n’est pas anodine : elle envoie un message clair à tous les acteurs du football argentin. Se plaindre, c’est s’exposer aux représailles de celui qui contrôle les finances, les votes du Conseil Fédéral et, indirectement, l'arbitrage. Dans ce contexte, le silence des clubs s'explique moins par l'indifférence que par la peur rationnelle d'un système où contester revient à se mettre en danger.

Un football appauvri où chaque décision compte

Le championnat argentin traverse une crise de qualité. L'exode massif des talents vers l'Europe et la puissance économique du Brésil ou même de la MLS ont vidé le pays de ses meilleurs jeunes joueurs. Avec trente équipes en première division, trente-six en deuxième, le niveau s'est homogénéisé vers le bas. Dans ce contexte où les écarts techniques se réduisent, chaque décision arbitrale prend une importance démesurée. Un penalty accordé ou refusé, une expulsion opportune peuvent décider d'une saison entière. L’abandon inexpliqué du tirage au sort pour désigner les arbitres laisse planer de gros doutes. Cette réalité rend d'autant plus graves les suspicions de manipulation. Quand les différences sont infimes, l'intégrité arbitrale devient le pilier de la crédibilité sportive. Sa mise en doute fragilise tout un édifice rendu instable par le profit tiré par de petits clubs pour monter dans la pyramide.

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Car si sous Grondona il ne bénéficiait qu’à peu, la gestion du football argentin s’appuyant plutôt sur une mise sous tutelle des grands grâce à l’argent de Fútbol para Todos que sur un favoritisme aveugle aux plus petits pour les déstabiliser. Car tel est l’objectif désormais. Ces collusions profitent à de nouveaux acteurs qui viennent bousculer les plus grands, attaquant frontalement des locomotives du football local. Le football argentin est ainsi arrivé à un carrefour. Soit il accepte de devenir un miroir aux alouettes dans lequel les résultats se négocient en coulisses, soit il entreprend une refonte radicale de sa gouvernance et de son format. Cette transformation exigerait la séparation stricte des pouvoirs ainsi qu’entre désignation arbitrale et représentation syndicale, la publication systématique des enregistrements VAR, l'instauration d'un organe indépendant de contrôle et surtout la fin des modifications des règlements lorsque les compétitions ont déjà commencé. La vraie question n'est pas de savoir si ces dérives existent – les faits parlent d'eux-mêmes – mais de déterminer si les acteurs du football argentin ont le courage de briser un système qui profite à quelques-uns au détriment du reste. Pour l'instant, les silences complices suggèrent que non. D’autant qu’un dernier cas semble marquer l’entrée dans une nouvelle ère.

L'affaire Leones de Rosario révèle en effet jusqu'où peut aller le système. Ce club fondé en 2015, présidé par le frère de Lionel Messi, va disputer la Primera C en 2026 sans avoir gagné sportivement sa promotion. Un simple décret administratif de l'AFA lui a ainsi permis de sauter trois catégories. Cette faveur pose une question dérangeante : le nom Messi suffit-il à justifier tous les passe-droits ? Cette promotion sur tapis vert normalise l'arbitraire. Elle envoie un message clair aux clubs qui tentent de progresser par les résultats : dans le football argentin d'aujourd'hui, les connexions politiques valent plus que les victoires sur le terrain. Reste qu’officiellement, tout va bien puisque c’est le championnat des champions du monde. Enfin, au moins jusqu’à juillet prochain.

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