Le Corner
·11 avril 2020
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L’année 1986 demeure celle du sacre du Steaua Bucarest. Le club roumain entre dans l’histoire en devenant le premier club d’Europe de l’Est à remporter la C1. Dans une édition promise au Bayern, à la Juve ou au Barça, le Steaua créera la sensation. Retour sur un succès né dans la Roumanie de Nicolae Ceaușescu où les primes de matchs prennent la forme d’un 4x4 de l’armée.
En 1947, la Roumanie devient un régime communiste. Instantanément, une refonte de toutes les instances est effectuée. Le football n’y échappe pas, certains clubs disparaissent et d’autres sont créés de toutes pièces comme l’ASA, l’association sportive de l’armée, basée à Bucarest. Rapidement renommé Steaua (littéralement: l’étoile en français), le club a pour principal rival le Dinamo, équipe de la police roumaine. Les deux clubs de la capitale vont dès lors se disputer les sommets du football roumain. Après plusieurs saisons dans l’ombre du Dinamo, dans la seconde partie des années 80, le Steaua Bucarest va devenir la vitrine du football roumain à l’international. Connaissant l’émergence d’une génération talentueuse, le football roumain, qui n’a pas connu de qualification à un mondial depuis 1970, va connaître le début d’un âge d’or. Dans un pays rongé par la récession économique et l’autoritarisme d’un Nicolae Ceaușescu qui bafoue régulièrement les droits de l’homme, le football demeure une des rares choses positives qui filtre alors dans les gazettes de presse européenne.
À la base de ce succès on retrouve le président Ion Alecsandrescu, ancien joueur du club. Nommé en mars 1980 par la ministre de la défense, il a pour objectif celui de retrouver la lumière trop souvent laissée au Dinamo les dernières années (notamment demi-finaliste de C1 en 1984). En tant que club de l’armée, le Steaua n’échappe pas aux instrumentalisations et manœuvres politiques. Valentin Ceaușescu, fils aîné du dictateur, est tout simplement le président officieux du club. Malgré ses liens familiaux, il souhaite tenir le club éloigné de tout arrangement de matchs et de la corruption comme cela avait été le cas avant son arrivée. Du moins officiellement car officieusement des rumeurs d’arrangements entourent certains matchs locaux.
« Je n’aurai jamais cru que ce serait possible pour le Steaua de gagner la coupe d’Europe. Qui aurait pu l’imaginer? Le club n’avait pas dépassé le premier tour lors des six tentatives précédentes. Nous n’avions pas de grandes attentes. Nous voulions faire plaisir à ceux qui nous payaient et nous supportaient, bien sûr, mais jamais nous n’aurions imaginé que nous pourrions remporter ce trophée. » -- Helmuth Duckadam pour FourFourTwo
Sur le banc du stade Ghencea, on retrouve Emerich Jenei. Ancien coach assistant (1972) puis coach de l’équipe un (1974) il revient sur le banc de son club de toujours en 1982. Ancien joueur du club (de 1957 à 1969) il va définitivement s’imposer comme un solide technicien lors de ce troisième passage. Épaulé par son assistant Anghel Iordanescu, Jenei va transfigurer son équipe. Il demande à ses joueurs d’effectuer un pressing constant afin de pouvoir mettre en place un jeu fait de transitions rapides et de jeu à une touche de balle. Des notions tactiques qui demandent une concentration de tous les instants et une technique au-dessus de la moyenne. Tactiquement, Emerich Jenei est inflexible. Le plus souvent fidèle à son 4-4-2 (qui évolue parfois en 4-3-3) et à ses principes de jeu, il ne s’adapte jamais à son adversaire. Aucune préparation vidéo préalable, seule la performance de son équipe lui importe.
Bloc compact capable également de jouer en contre-attaque, le Steaua de Jenei va se révéler vite injouable pour le championnat roumain. Deux ans après son retour, il arrache le titre de champion de la saison 1984/1985. Une performance qui sonne comme une revanche après six ans de disette. En cette année 1986, le Steaua retrouve la plus grande des coupes d’Europe après sept ans d’absence.
Son équipe formée uniquement de joueurs roumains ne manque pas de qualité. Il faut aussi rappeler que l’arrêt Bosman (effectif en 1995) n’est pas encore de rigueur et que Nicolae Ceaușescu interdit tout départ de joueur roumain hors du pays (exception faite à certains joueurs en fin de carrière ayant rempli leur devoir envers la patrie). Avec son budget parmi les plus importants du championnat, le Steaua attire logiquement une bonne partie des pépites que compte le pays. Il faut dire que le club de l’armée a de solides arguments à l’époque. Les joueurs qui rejoignent l’effectif entrent automatiquement dans l’armée et font donc leur service militaire en jouant pour le club (d’une durée d’un an et quatre mois). À cela s’ajoute des salaires plus élevés que la moyenne, l’obtention automatique d’un grade dans l’armée, un logement de fonction, la possibilité de poursuivre ses études et autres avantages divers. Autant de conditions qui donnent une longueur d’avance au Steaua Bucarest lors des négociations.
Le portier Helmuth Duckadam en est l’exemple. Joueur du UTA Arad, il lui suffit d’une petite sélection avec l’équipe nationale pour rejoindre le Steaua Bucarest. Devant lui, on retrouve l’arrière droit et capitaine Sefan Iovan. En centrale, un libero captive l’attention. Miodrag Belodedici. Joueur talentueux, ce sera le premier joueur de l’histoire à remporter une coupe des clubs champions avec deux clubs différents (Steaua en 1986 et Etoile Rouge de Belgrade en 1991). En 1986, il est déjà international depuis deux saisons, et le Cerf (surnommé ainsi en raison de ses tacles élégants) est un solide client pour toutes les attaques d’Europe.
Au milieu, le rythme est imposé par le duo composé du technique meneur de jeu Tudorel Stoica et de expérimenté milieu défensif László Bölöni (futur entraîneur notamment du Sporting, Rennes et du Standard de Liège). Devant le rapide Marius Lacatus et le renard des surfaces Victor Piturca font la différence. Si l’équipe de Jenei ne manque pas de qualités, aucun joueur ne surnage – comme ce fut le cas par la suite avec Hagi (qui rejoindra l’équipe en 87) – et c’est avant tout le collectif qui fait la force de cette cuvée 1986. L’équipe de Bucarest formera d’ailleurs l’ossature d’une future génération roumaine qui enchaînera trois qualifications au mondial.
« Gagner le championnat et la coupe n’était pas suffisant. On n’était pas forcément les meilleurs sur le papier, mais niveau courage, on était tous des gros combattants. Des gladiateurs, des salopards, appelez-ça comme vous voulez. » -- László Bölöni à SoFoot.
Il faut dire qu’en cette année 1986, l’équipe de la capitale roumaine est en pleine confiance. Elle est sur une série d’invincibilité en championnat qui a commencé en 1984. Déjà champion la saison précédente, le Steaua réalise le doublé coupe-championnat lors de la saison 1986/1987. Une habitude qui perdurera les trois saisons suivantes.
Sur la scène européenne, le Steaua Bucarest a pour objectif celui d’atteindre les quarts de finale. Le club de l’armée bénéficie, comme les autres outsiders, de l’absence des clubs anglais. Suite à la catastrophe du Heysel la saison précédente, les clubs outre-Manche sont interdits de participation à la coupe d’Europe des clubs champions 1986. Cela explique, en partie, que le parcours du Steaua n’a rien d’impressionnant sur le papier. Les joueurs roumains ont dû battre les Danois du Vejle BK puis les Hongrois du Budapest Honvéd et les Finlandais du Kuusysi Lahti avant d’atteindre la demi-finale. Des matchs pièges pour la plupart qui se se sont régulièrement décidés sur les matchs retours. Souvent dans des conditions épiques.
En quart de finales face à Lahti, le match à Bucarest se joue dans des conditions dantesques. La Roumanie connaît alors des inondations énormes et Bucarest n’est pas épargné. Il faut l’aide de deux hélicoptères de l’armée pour drainer la pluie sur le terrain afin que le match ait lieu dans un stade Ghencea comble avec ses 30 000 supporters. Le match aller se solde sur un match nul et un seul petit but au retour permettre aux joueurs de Emerich Jenei de se qualifier. Dans la douleur.
La demi-finale ne fait pas exception. Face à eux se dressent les Belges d’Anderlecht où officie un certain Enzo Scifo. Les mauves sont en pleine confiance et viennent de faire tomber le Bayern Munich. L’équipe a fière allure sur le papier avec notamment Francky Vercauteren, Arnór Gudjohnsen (père de Eidur Gudjohsen) et Morten Olsen dans ses rangs. À l’aller, au Constant Vanden Stock, le Steaua ne parvient pas à développer son jeu fait de transitions rapides. En fin de match c’est même Enzo Scifo qui vient crucifier Duckadam pour une victoire un but à zéro. Au retour, toute la Roumanie et Bucarest encouragent le Steaua qui doit faire tomber le champion belge dans son stade de Ghencea. Les Bucarestois sont irrésistibles, Piturca réalise un doublé et le champion de Roumanie s’impose trois buts à zéro dans un match à sens unique. Le Steaua Bucarest de László Bölöni et les siens tiennent leur match référence et aborde la finale en pleine confiance.
La victoire trois buts à zéro face à Anderlecht constitue le match le plus représentatif du jeu développé par le Steaua Bucarest en 1986.
Le 7 mai 1986 dans la chaleur de Séville, le Steaua Bucarest a rendez-vous avec l’histoire. Il retrouve en finale le FC Barcelone de Bernd Schuster, vice champion d’Espagne cette année là. Le stade Ramón Sánchez Pizjuán est logiquement acquis à la cause des Blaugranas. Le Steaua est également privé de son capitaine Tudorel Stoica, suspendu. L’écrasante majorité des observateurs ne donnent pas cher de la peau des joueurs du Steaua, en Roumanie même le match n’est pas sensé être diffusé à la télévision nationale. Un ordre de Ceausescu qui craint une défaite qui aurait des conséquences désastreuses pour l’image de l’état. Il faut l’intervention de Valentin Ceaușescu pour que les Roumains puissent assister à ce moment d’histoire. En face Le Barça coaché par Terry Venables revient de loin. Les Blaugranas se sont défaits de la Juventus, championne en titre, de Porto puis de l’IFK Göteborg aux tirs au but, un parcours autrement plus compliqué.
Le Steaua Bucarest va faire déjouer Barcelone dans une finale fermée où Duckadam sera le grand héros de la soirée.
Devant 70 000 personnes, les deux équipes offrent cent-vingt minutes pauvres. Le Steaua Bucarest démontre une solidité à toute épreuve et parvient tout à fait à éteindre Bernd Schuster. Sans sa rampe de lancement le Barça perd en fluidité et à mesure que les tirs au but se profilent, doute. Michel Vautrot (dernier Français à arbitrer une finale de coupe d’Europe des clubs champions) siffle la fin du temps réglementaire, c’est le moment choisi pour le gardien roumain pour inscrire son nom au panthéon du football. À 27 ans, Helmuth Duckadam va effectuer un récital. Spécialiste du genre, il a pour habitude de s’entraîner aux penalty après ses séances d’entraînements mais ce soir-là, sa réussite est particulièrement insolente. Pourtant il ne s’est pas préparé de manière optimale : il n’a pas fait de séances vidéo sur les préférences des tireurs barcelonais. Alexanko, Pedraza, Pichi Alonso, Marcos tous vont tirer à droite de Duckadam qui va magistralement s’interposer. Majearu et Bölöni peuvent rater leur tentative, la nuit sévillane appartient au gardien roumain, impassable. Le Steaua devient pour la première fois de son histoire champion d’Europe. Premier gardien à stopper à quatre tentatives en finale, Helmuth Duckadam est le héros de cette soirée européenne, il ne le sait pas encore mais ce sera son dernier match à ce niveau.
« Le Barça était un rival pour les fans de Séville et du Betis, donc les locaux nous ont offert de la bière et nous ont demandé des autographes […]. C’était incroyable pour nous qui venions d’un pays communiste fermé. » -- Helmuth Duckadam pour FourFourTwo.
Le Steaua Bucarest rentre dans l’histoire et devient du même coup le premier club d’Europe de l’Est a remporter la coupe d’Europe des clubs champions. Le retour à Bucarest est triomphal. Les joueurs roumains arrivent dans la nuit à l’aéroport de Bucarest où 15 000 supporters les accueillent. La folie est totale et le titre est par la suite fêté au stade Ghencea. Les joueurs sont alors reçus au palais présidentiel et décorés par Nicolae Ceaușescu. Autre temps, autres mœurs. Loin des primes mirobolantes actuelles, chaque joueur du Steaua reçoit en guise de prime de victoire un 4x4… d’occasion ! D’anciens véhicules de l’armée, vieux et usés que les joueurs revendent pour un bon prix.
Le héros de Séville, quant à lui, connaît des jours difficiles. Quelques semaines après la finale victorieuse, il refuse de prendre part à un match arrangé (qui devait permettre à un joueur du Steaua de finir meilleur buteur). Banni du club durant deux semaines, il est même jugé et reçoit une amende de deux mois de salaire. La malchance s’en mêle quand un anévrisme est découvert à son bras droit. Remplaçant lors de la finale de la coupe intercontinentale perdue face à River Plate, il doit arrêter le football suite aux recommandations des médecins. Écœuré, il est même licencié de l’armée roumaine. Retourné à l’anonymat, loin des pelouses, il rejoint par la suite la police des frontières (il sera par la suite président du Steaua en 2010).
Emerich Jenei, auréolé de son succès, devient sélectionneur de la Roumanie qu’il amènera au mondial 1990. Les saisons suivantes, avec Iodanerscu désormais coach, le club de la capitale voit surtout l’éclosion de celui qui deviendra le Maradona des Carpates : Gheorghe Hagi. La dynamique se poursuit sur la scène locale avec trois autres titres de champion et trois coupes de Roumanie d’affilée. Sur la scène continentale, le Steaua fait mentir les observateurs qui pointaient une victoire improbable et certainement sans lendemain, en 1986. En 1988, le club roumain atteint les demi-finales de la coupe d’Europe des clubs champions puis la finale en 1989. Cette fois-ci, le Milan AC de Marco Van Basten ne fait qu’une bouchée des Roumains, étrillés quatre buts à zéro.
En décembre 1989 l’invincibilité de cent quatre matchs sans défaites en championnat prend fin. La situation du pays prend, elle, un virage historique : les mouvements de contestation devenus révolution populaire entraîne la chute de Ceaușescu. De nombreux joueurs quittent le pays et le Steaua Bucarest disparaît peu à peu de la scène européenne. Une page se tourne mais un fait reste, à jamais les premiers.
Improbable pour de nombreux observateurs à l’époque, et souvent attribuée aux seuls gants d’Helmuth Duckadam, la victoire du Steaua Bucarest en 1986 est avant tout celle d’un collectif solide. Profitant de l’émergence d’une génération talentueuse et bénéficiant d’un entraîneur pragmatique, le club de l’armée enchaînera une série d’invincibilité qui tient toujours. Avec cette victoire en C1, il aura placé la Roumanie sur la carte du football.
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Crédits photo : Iconsport